3 février 2020 – Le Lundi des Écrivains avec Pierre Assouline : 

« C’est l’histoire d’un poème qui a guidé des vies ».

 

 

Propos autour de son livre « Tu seras un homme, mon fils », aux Editions Gallimard. Modérateur : Baptiste Liger, rédacteur en chef du magazine Lire.

Romancier, biographe, journaliste, professeur de littérature à Sciences Po, membre de l’Académie Goncourt… Pierre Assouline est « l’homme de lettres polyvalent par excellence » comme l’a très justement présenté Baptiste Liger. Ce goût pour la littérature sous toutes ses formes se retrouve parfaitement dans son nouvel ouvrage, mêlant l’Histoire à la fiction, et la biographie à la poésie.

Pierre Assouline ne fait pas partie de ces écrivains tombés amoureux des livres dès leur plus jeune âge. Il aimait lire Jules Verne ou Stevenson comme tant d’autres enfants, point. Sa première vraie passion fût celle de l’Histoire, son désir ardent celui d’être journaliste, et c’est par le truchement de ces deux pôles d’attraction que la littérature est survenue dans sa vie, dans un second temps.

Réalisant que les journaux qui l’employaient n’avaient plus réellement les moyens de financer des reportages en grand format, Pierre Assouline commença à écrire des livres journalistiques. Ce n’est qu’à partir de son quinzième ouvrage qu’il a accepté la mention « écrivain » sur la quatrième de couverture, tant pour lui ce terme se référait à la fiction pure et non pas à son propre travail.

C’est avec Lutétia en 2005, ou plus tard avec Sigmaringen, qu’il estime avoir trouvé la forme littéraire dans laquelle il s’épanouit le plus : s’emparer d’un événement historique, puis, à partir d’un enquête basée sur les faits réels, y greffer sa propre mise en scène fictionnelle.

Nous assistons ainsi, dans « Tu seras un homme, mon fils », à la naissance de l’amitié entre le véritable Rudyard Kipling et le narrateur fictif Louis Lambert, jeune professeur lancé dans la traduction du célèbre poème de Kipling qui donne son titre au roman.

Rudyard Kipling fût, chose rare, richissime par sa plume, et adoubé très jeune par de glorieux aînés comme Henry James et Conan Doyle. Il écrivit peu de romans en dehors du cultissisme Le livre de la jungle, mais fût un excellent auteur de nouvelles et un grand poète dans une nation qui vénère la poésie. Sa personnalité tumultueuse, en revanche, divise fortement au Royaume-Uni. L’homme était en effet ultra-conservateur, colonialiste convaincu, et volontiers xénophobe, notamment envers les allemands.

L’œuvre matrice, celle qui fît germer l’idée de son roman à Pierre Assouline, est donc le fameux poème « If », écrit en 1910 et traduit en français sous le titre « Tu seras un homme, mon fils ». Inspirée par sa rencontre avec un homme qui leva une armée lors de la guerre des Boers en Afrique de Sud, l’œuvre acquit en un éclair une grande popularité, et fût accrochée au dessus du lit de nombreuses générations d’enfants. « If est un poème qui a guidé des vies » résume notre invité.

Le nœud du roman qu’en tire Pierre Assouline est cette question : Jusqu’à quel point les parents sont responsables du destin de leurs enfants ? Kipling fût en effet un père très compliqué, qui aimait indéniablement ses trois enfants, mais que l’on peut considérer responsable de la mort de deux d’entre eux.

Le roman aborde particulièrement le cas de John Kipling, garçon adorable mais ni assez brillant ni assez solide pour la carrière militaire que son père lui destinait, évidemment afin de la vivre par procuration. Le jeune homme eu beaucoup de peine à porter son patronyme célèbre, et du vivre avec la honte paternelle après avoir été réformé en 1914 en raison de sa forte myopie. Leur relation houleuse et marquée d’incompréhensions se termina par une tragédie, puisque Rudyard Kipling réussit malgré tout à envoyer son fils dans les tranchées, où il trouva la mort. Ce père si sévère, qui aimait ses enfants mais les aimait mal, sombra de culpabilité dans un déni qui dura deux ans, puis s’acharna plus tard à faire creuser le no man’s land du champ de bataille afin de retrouver une trace, aussi infime soit-elle, de son fils. Il n’y parvint pas.

Intervient alors tout le talent de notre invité pour entremêler la vie réelle de Rudyard Kipling, faite de gloires mais aussi de grandes peines familiales, et le roman sous les traits de ce jeune professeur de français fictif, si perfectionniste qu’il mit trente ans à réaliser sa traduction de « If ». Pierre Assouline invente alors l’amitié complexe, très forte, quasi filiale, entre le grand homme meurtri et ce Louis Lambert qui vénère l’auteur Kipling tout en n’étant pas aveugle devant les aspects sombres de sa personnalité.

L’érudition de Pierre Assouline, couplée à son amour communicatif pour l’Histoire et les livres, ont fait de cette rencontre un moment de partage littéraire très agréable.